Certes, septembre c’est un peu tôt en saison pour aller des tropiques vers la Nouvelle-Zélande, car on est encore dans l’hiver austral. Enfin ça dépend, parce que pour la Coupe du Monde de Rugby dont le coup d’envoi était donné le 9 septembre, on avait déjà quelques jours de retard.
La période habituelle, c’est à dire la moins pire, pour cette traversée est relativement courte : il faut partir avant fin novembre – début officiel de la saison des cyclones sous les tropiques – mais le plus tard possible pour être au plus proche de l’été austral – qui, pour rappel, commence en décembre. En général, les voiliers partent entre mi-octobre et mi-novembre. Les schémas météo habituels sont alors mieux établis (succession régulière d’anticyclones et de fronts froids) qu’à la fin de l’hiver et il est bien plus facile d’une part de prévoir la météo à long terme et d’autre part d’isoler une fenêtre qui permet de ne prendre qu’un seul coup de vent en route.
Car en effet, à moins d’avoir un voilier très rapide, on sait qu’on va se faire secouer au moins une fois sur le chemin. La raison est simple : il y a environ 1000 milles à parcourir, soit entre 7 et 12 jours de navigation, et les systèmes météo se succèdent sur une période d’une semaine environ. On sélectionne donc une date de départ de façon à ne traverser qu’un seul front (zone de vent fort, généralement de Sud-Ouest dans cette zone, qui sépare deux anticyclones) en cours de route, et si possible pas trop bas en latitude.
Sur le fax météo ci-dessus, on distingue très bien, grâce aux isobares (lignes continues de pression constante, comme des lignes de niveau sur une carte terrestre) les systèmes météo en présence :
- anticyclones, notés H comme « high », haute pression,
- dépressions, notées L comme « low », basse pression,
- et leur intensité : plus le chiffre en dessous de la lettre est élevé pour les anticyclones et bas pour les dépressions, plus les vents à la périphérie sont potentiellement pêchus.
Les dépressions sont accompagnées de fronts chauds (lignes avec demi-cercles) et froids (lignes avec triangles) s’étendant à partir de leurs centres, qui accompagnent une zone nuageuse et pluvieuse, et au passage desquels la direction du vent change brutalement (du NW au SW en quelques minutes par exemple). Les fronts froids sont en général les moins sympathiques et sont parfois accompagnés d’orages. Les petites flèches situées sur les fronts indiquent la direction de progression avec la vitesse en nœuds. On peut alors avoir une assez bonne idée de ce qui va nous arriver et quand. Le front qui est noté « front froid » est celui que l’on prévoit de prendre au-dessus de 30°S, et il faudra arriver en NZ avant le suivant que l’on voit arriver dans le coin inférieur gauche, accompagnant une dépression que l’on devine bien creuse.
Même si la météo de ce mois de septembre ne présentait pas les belles caractéristiques sus-citées, on voulait quand même partir, Schnaps et nous, pour être là-bas le 24, pour retrouver une copine de Clairette et la soeurette de Tomtom, et puis parce qu’on avait envie d’aller en Nouvelle-Zélande. On s’est donc mis à bien étudier la météo, et on a quitté les Fidji au moment où une deuxième grosse dépression passait sur la Nouvelle-Zélande, avec plusieurs indices qui nous permettaient de supposer qu’il n’y en aurait pas d’autre semblable de sitôt. On partait avec deux jours de Sud-Est modéré, puis il fallait éventuellement traverser au moteur une dorsale anticyclonique (que l’on espérait secrètement voir disparaître durant les deux premiers jours et former un anticyclone indépendant qui nous aurait fabriqué du Nord-Est puis du Nord, le pied) pour rencontrer un front autour de 28°S et filer vers Opua avant que le front suivant ne se pointe. Bien sûr, il nous a fallu suivre précisément les évolutions des systèmes météo au fil de notre voyage, et nous avons établi un programme bien rempli de réception des faxes météo par BLU : jusqu’à 20 faxes par jour, soit à peu près toutes les heures hors période de lever ou coucher de soleil où la propagation des ondes radio est mauvaise. Avec les fichiers GRIB à court et moyen terme, cela nous donnait un maximum d’informations sur ce qui allait nous arriver et sur la route à prendre afin d’éviter de se retrouver au milieu du Pacifique à la suite d’un coup de Sud-Ouest.
Ci-dessus, il s’agit d’une carte couvrant la partie extra-tropicale de l’hémisphère Sud (le pôle Sud est au centre), des lignes de niveaux de la surface où la pression est égale à 500 hPa (cette surface se trouve autour de 5000 m d’altitude). En combinaison avec les analyses et pressions au niveau de la mer, on peut savoir si une dépression va se creuser ou si sa vitesse de déplacement va changer, et même si une dépression n’apparaissant pas encore sur les cartes de pression de surface est susceptible de se créer. C’est très utile pour les prévisions à moyen terme, et on a particulièrement surveillé ces cartes avant de décider de partir des Fidji. Pour ceux que ces petites explications auront mis en appétit, nous conseillons la lecture du MET Service Pack (en anglais), écrit par Bob McDavitt et qui décrit de façon bien plus complète le fonctionnement des systèmes météo et en particulier dans le Pacifique Sud.
Le début du trajet s’est presque passé comme prévu : on a bien eu nos deux jours de Sud-Est, et l’anticyclone est bien resté en place. On a profité des calmes pour faire une couture sur le génois qui s’est légèrement déchiré au niveau d’une barre de flèche, Dédé le XUD se chargeant de nous faire traverser la pétole. Jusqu’à ce que nous rencontrions une mini-dépression à peine annoncée par les fichiers météo juste au Sud de Monsieur l’Anticyclone, alors que normalement elles se forment au Nord, à l’Est ou à l’Ouest mais rarement au Sud. Bref, on a récupéré la queue de la dépression, sous la forme d’un front froid qui nous a envoyé du vent (chouette !) fort (un peu moins chouette) de Sud-Ouest (beaucoup moins chouette). Et de un.
Quelques heures plus tard, on est à nouveau … dans un deuxième anticyclone ! Pas un souffle de vent alors qu’on avait 25 nœuds quelques milles plus tôt. Grmbll. Qu’à cela ne tienne, on a le plein de gasoil, moteur ! Il faut avancer, car le front (LE front, celui qui est prévu et qu’on doit se prendre au dessus de 30°S) progresse, et si on le prend trop haut on augmente nos chances d’en prendre un deuxième sur le trajet, beaucoup trop bas en latitude juste en arrivant en Nouvelle-Zélande. Et le voilà, LE front : quelques heures de nord-ouest qui nous permettent enfin d’avancer correctement à la voile, puis quelques rafales à 35 nœuds (heureusement on a réduit la voilure avant), rotation quasi-instantanée du vent de plus de 90°, baisse brutale de la température, et c’est parti pour 24h de Sud-Sud-Ouest entre 25 et 30 nœuds … On est donc au près, pas trop serré car sinon on va trop lentement et c’est impossible de passer dans les vagues, et ça remue fort. Schnaps a trouvé un nouveau jeu : il prend un peu de vitesse entre deux trains de vagues, en repère une plus raide que les autres, fonce dessus et hop, décollage … et atterrissage dans la vague d’après : bruit énorme, gréement qui vibre (heureusement qu’on l’a changé, celui-là), étrave dans l’eau, feu d’artifice d’écume à l’avant. Il a l’air de beaucoup aimer ça, car il recommence régulièrement. On a beau barrer pour ne pas trop taper (et aussi aller le plus vite possible vers le Sud, avec des pointes à 6.5 nœuds au près !), ce n’est vraiment pas évident : on se retrouve parfois complètement en l’air, l’avant de la quille probablement largement hors de l’eau, pour retomber dans une gerbe d’écume qui fait disparaître un instant toute la plage avant. 24h comme ça, c’est dur pour les nerfs. Même si on apprécie – tout est relatif – d’avoir du vent plus stable que dans les anticyclones où le vent est très peu uniforme en force et en direction, ce qui oblige à de nombreuses et fréquentes manœuvres (pour la première fois du voyage, je sors mes gants : à force de prendre, lâcher, reprendre des ris dans la GV, j’ai mal aux mains !). Et de deux.
Et après me direz-vous ? Qui va deviner ? Oui ? un anticyclone ? Ouiiiiii ! Encore un !! Sauf que là, c’est un peu moins drôle, car on commence à apercevoir le bout de nos réserves de gasoil, et il faut en garder suffisamment pour l’arrivée, notamment en cas de pétole dans la dernière ligne droite où il ne fait pas bon traîner pour attendre l’arrivée du vent. Donc on ne peut pas trop compter sur le moteur pour nous tirer de là. Heureusement, les heures passées à la barre pendant le passage du front nous ont permis de gagner du terrain, et l’anticyclone ne nous bloque que quelques heures (mais suffisamment pour nous faire perdre une journée sur le timing d’arrivée) car on est suffisamment au Sud pour bénéficier des – légers – vents d’Ouest qu’il génère et avec lesquels on devrait pouvoir rejoindre la Bay of Islands, tout au Nord de l’Ile Nord de la Nouvelle-Zélande.
Oui mais non, car une toute petite dépression, suffisante pour nous enquiquiner un peu, a fait son apparition à l’Ouest et remonte doucement vers le Nord. On connaît la chanson, désormais : on gagne tout le terrain qu’on peut à l’Ouest et on réduit les voiles quand on voit des nuages ou … des éclairs ! Ce front-là est en effet orageux, et on passe quelques heures assez angoissantes en mode « foudre » à guetter les gros nuages noirs desquels partent les décharges électriques. Mais la bonne surprise, c’est que s’il y a un peu de vent, de Sud-Ouest toujours, il y a très peu de vagues, et du coup on peut raisonnablement avancer vers le Sud. Et de trois.
Les prévisions météo nous annonçaient ensuite des calmes, mais un invité surprise est arrivé, en provenance de la dépression qui nous avait généré le deuxième front. Hop, 20 nœuds … de Sud-Est !! Alors qu’on s’est embêté à faire du près pendant la nuit précédente pour ne pas se faire emmener trop à l’Est. C’est donc reparti pour presque 24h, bâbord amures cette fois, pour changer … Mais l’arrivée est proche : la veille de l’atterrissage, Schnaps se fait accompagner par des petits dauphins au ventre tout blanc et des grosses baleines de Byrde (comme celles qui avaient joué avec nous dans les Tuamotu), et quelques oiseaux viennent rejoindre celui qui nous accompagne quasiment depuis les Fidji. On a même pu admirer les longs vols planés de jeunes albatros !
Et puis la houle se calme, progressivement. Le GPS nous place en effet en dessous de la latitude du North Cape, extrémité Nord de la Nouvelle-Zélande, nous sommes désormais protégés des trains de vagues générés par les dépressions de l’Océan Antarctique . La côte est encore à un peu plus de 30 milles, mais, aux jumelles et la bonne visibilité aidant, on aperçoit les ombres de collines qui se détachent sur l’horizon, loin dans le Sud-Ouest. Lorsque la nuit tombe, on distingue les lumières de la côte, et les phares qui nous envoient leurs éclats à intervalles réguliers. Ça y est, on y est, on est arrivés !!!
Le vent faiblissant et finissant par tomber complètement, il faudra encore une vingtaine de milles avant l’entrée du chenal, pour lesquels nous n’hésiterons pas à mettre une dernière fois à contribution Dédé le XUD. Il fait 10°C dehors (l’eau est, quant à elle, à 13°C, soit la moitié de ce qu’on avait aux Fidji !) lorsque nous entrons dans le chenal. J’ai 3 paires de chaussettes, 2 pantalons, 2 sweats en plus de la veste de quart, et je vais régulièrement mettre les mains sur un radiateur du carré (alimenté par le circuit d’eau du moteur) … A 5 heures du matin heure locale, nos voix résonnent dans la marina d’Opua, encore endormie, alors que nous cherchons dans l’obscurité le ponton de quarantaine :
Clairette (à l’avant de Schnaps) : « Faut aller à bâbord ! »
Tomtom (dans le cockpit) : « Hein ??? »
C : « FAUT ALLER A BABORD ! »
T : « Hein ?? J’entends rien ! »
C : « BE ENLEVE TA CAPUCHE ! »
T : « Comment ? J’entends rien avec ma capuche ! »
C : « BEN ENLEVE LA ! »
T : « Nan j’peux pas j’ai trop frouhahahaha ! »
Tant bien que mal, congelés par le blizzard (oui c’est la pétole mais n’empêche, ya du blizzard), nous réussirons à nous amarrer au quai de quarantaine, planqué derrière un iceberg, avant de nous glisser sous la couette pour quelques heures de sommeil avant que les officiers des douanes et de la « biosecurity » n’arrivent (au passage : miracle, ceux-ci sont compétents, courtois, causent de rugby et en plus c’est gratuit même le samedi). On est arrivés, cette fois c’est sûr, et on est même juste à temps pour le match de rugby du soir entre la France et All Blacks …
Statistiques :
– distance à parcourir sur la route : 1084 milles
– distance parcourue : 1202.4 milles
– durée de parcours : 11j 12h 49m
– vitesse moyenne : 4.34 nœuds
– plus grande distance en 24h : 116.0 milles, soit presque 5 nœuds (c’est peu)
> ce qu’on aurait fait autrement :
– partir avec des alizés mieux établis et un anticyclone plus au Sud pour éviter une zone de calmes trop rapide
– ne pas hésiter à faire du 225° dans les alizés au lieu d’essayer de viser un waypoint à la longitude du cap Nord et 28°S car de toutes façons il faut faire de l’Ouest par la suite – et plutôt deux fois qu’une
– mieux négocier le premier front (au lieu de se contenter de subir et faire du cap, il aurait fallu abattre un peu pour gagner de la vitesse) pour éviter de se faire happer par un deuxième anticyclone
> ce qu’on est contents d’avoir fait :
– remplir tous les jerrycans et le réservoir de gasoil à ras-bord avant de partir, on en a eu bien besoin (85h de moteur en tout, et si on avait eu un réservoir qui n’aspire pas de l’air à la gîte lorsqu’il y a encore 70 L dedans on aurait certainement fait un peu plus)
– prendre des ris avant l’arrivée des fronts
– sortir la couette, les pulls, les chaussettes et les vestes de quart et avoir tout ça à portée de main
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