Ouf, dernier article de la série ! Au passage, on a rajouté les images explicatives que Clairette a faites dans l’article de la semaine 3, n’hésitez pas à aller voir !
La sixième semaine de notre périple trans-Pacifique commence en fanfare. Quelques jours après avoir brutalement cassé notre bas-hauban arrière et remplacé ce dernier par un palan en drisse, nous voici encore et toujours dans la pétole, agrémentée de grains plus ou moins violents.
C’est après l’un d’entre eux que, en pleine nuit, un grand CLAC se fait entendre dans la structure du bateau. Un coup d’œil dehors pour constater que le pataras sous le vent est complètement mou. A ce moment, on est persuadés qu’on n’a plus que quelques secondes avant d’entendre un bruit plus énorme encore et de se prendre le mât sur la figure. Mais non, rien, et on se risque sur le pont. Ce qui devait arriver est arrivé : malgré nos précautions, le bas-hauban avant, cette fois, a définitivement rendu l’âme – c’est le cas de le dire, l’âme étant la partie centrale du câble – sectionné net au niveau du sertissage côté pont. A la réflexion, on s’est dit que le dernier grain, très humide, avait détendu le haubanage textile, faisant reposer toute la charge sur le câble, qui n’a pas supporté. On affale immédiatement Corentin le n°1, moteur en route pour avoir de la vitesse et limiter le roulis (comme à vélo ). Tension des sécus au winch, désormais il n’y a plus aucun câble à bâbord et le mât plie encore plus dangereusement (voir le dessin dans l’article précédent) lorsque le bateau gîte sur tribord. Les cordages, même tendus à bloc, sont trop élastiques et les bas-haubans tribord se détendent complètement avant de se retendre dans un fracas épouvantable. A l’intérieur, le bruit est difficilement supportable, on entend le mât bouger d’un bord sur l’autre et les détentes et tensions successives des haubans restants. Pas question de monter au mât dans l’immédiat, déjà on n’a pas les idées bien claires sur ce qu’il faut tenter, et en plus il y a un « truc » non identifié devant, une espèce de masse nuageuse qui ne bouge pas, malgré un force 3 de Nord-Est qui nous permet d’ailleurs de naviguer tribord amures pour une fois. On a en effet rehissé la voile arisée, il reste 600 milles à faire et on n’a du gasoil que pour 350 milles. Tant qu’on peut avancer à la voile, on le fait, en barrant à la main s’il le faut pour limiter le roulis.
En attendant, on fait ce qu’on avait dit au cas où on se retrouvait sans bas-hauban ‘officiel’. On se prépare d’une part au pire en sortant la cisaille coupe-haubans, les scies à métaux (pour pouvoir libérer le mât de ses câbles si une fois tombé on ne peut pas le récupérer et qu’il menace la coque), les deux pneus qu’on a gardés du Canal de Panama pour protéger la coque d’éventuels morceaux de mât en cas de démâtage, et on sort du fond d’un coffre des gilets de sauvetage en mousse qui peuvent servir à la même chose. D’autre part, on envisage aussi le pire du pire, si la coque est transpercée (ce qui est quand-même peu probable vu son épaisseur et sa construction, au niveau de la flottaison il y a une couche de fibre de verre – déjà conséquente – puis 3 cm de balsa, puis encore une bonne couche de fibre de verre) et qu’il faut sauter sur le BIB : on sort l’annexe, les pagaies, on prépare des bidons étanches avec des vêtements, de l’eau, de la nourriture pour pouvoir attendre les secours pendant plusieurs jours. C’est très dur de faire ça, car ça nous fait imaginer que c’est possible, on se rend compte de tout ce qu’on laisse si on quitte Schnaps… Mais on sait qu’on se facilite énormément les choses si jamais ça devait arriver.
On prévient les parents aussi, qui même angoissés comme nous, arrivent à nous aider, par des messages de soutien et en ayant l’idée de prévenir le MRCC Papeete qu’on fait route vers Mangareva mais qu’on n’est pas sûrs d’arriver. C’est effectivement assez malin de les tenir jour après jour au fait de notre progression, s’il arrive quelque chose notre position sera à peu près connue.
Bon, avec tout ça on est en train d’arriver sous le « truc », en tâchant de contourner une partie bien noire et menaçante sur tribord, d’où proviennent des grondements menaçants. De toutes façons vu notre capacité réduite à manœuvrer, on n’a pas énormément de choix. Comme le vent a faibli, on se prépare à lâcher le ris pour accélérer et ne pas traîner dans les parages, mais Tomtom est arrêté au pied de mât par un bourdonnement au dessus de sa tête. « P….., la foudre !!! ». Le « truc », c’est un énorme cumulonimbus, qui charge l’air d’électricité. Des amorces sont en train de se créer en haut du mât de Schnaps, ça peut péter à tout moment. Tant pis pour le ris, on saute à l’intérieur débrancher et mettre dans le four (notre cage de Faraday) quelques appareils électronique (ordi portable, VHF et GPS portables, balise de détresse), et passer en mode « orage » (tous les câbles passant dans le mât et pataras isolés à la masse, le maximum d’électronique débranché) dès que les grésillements ont disparu. Pendant ce temps, moteur, on dégage fissa de cet endroit : mieux vaut brûler du gasoil qu’autre chose.
Bilan : plus de peur que de mal, toute l’électronique semble avoir survécu, même l’anémo qui le premier s’était mis en grève à l’approche de l’orage (d’habitude ça vient d’un faux-contact sur le bornier en pied de mât, ça ne nous avait pas inquiétés plus que ça). On a réussi à s’éloigner du mastodonte, étonnamment statique, pour l’admirer de plus loin : une véritable chaîne de montagnes au milieu du Pacifique. Superbe spectacle … à condition de ne pas être juste dessous.
Nous avons occupé notre journée à dégréer la grand-voile, le lazy-bag et à démonter la bôme (afin d’une part de diminuer l’inertie du gréement mais aussi pour la garder intacte dans le scénario du pire pour faire un gréement de fortune), puis à passer une nouvelle sécu à tribord cette fois au cas où les bas-haubans tribord ne résisteraient pas aux à-coups générés par le roulis. Cette fois, c’est le palan d’écoute de GV, 8 brins, qui a été mis à contribution, et on a bien mouillé tous les cordages avant de tendre tout ça pour maximiser la tension une fois le bazar sec. Les mouvements du mât sont encore diminués, on peut envisager une nuit un peu plus tranquille.
Ce n’était pas du goût de Jupiter. Juste avant le coucher du soleil, on se retrouve quasiment encerclés par des énormes colonnes de nuage. Le spectacle est à nouveau magnifique avec les lumières du couchant … à tel point que les photographes se sont déplacés : flash, flash, flaflash ! Entre deux éclairs, on compte au maximum 4 secondes de répit, mais en général les éclairs se suivent voire même sont simultanés. Heureusement, on n’a que le spectacle lumière, le son est atténué par la distance. Eh bien, ça promet, on va rester en mode foudre cette nuit … Nuit angoissante, c’est notre première au milieu des éclairs, on a l’impression qu’ils viennent de partout, mais ils sont suffisamment loin et on surveille facilement leur progression. C’est là qu’on ne regrette pas d’avoir passé du temps à concevoir et réaliser une liaison électrique mastoc entre le mât et la quille …
Le lendemain matin, les orages se sont éloignés, laissant place à une bonne pétole des familles, force 0, anémo qui tourne à l’envers, tout ça … On en profite pour reprendre nos esprits après les évènements des dernières 24 heures. Après une matinée à avancer au moteur (les calculs et prévisions de consommation vont bon train, fait-on du moteur pour aller chercher le vent ou doit-on plutôt attendre qu’il se lève ?) surtout pour stabiliser le bateau en roulis, on se décide à l’arrêter : la mer est tellement calme qu’on se dit que peut-être que du sur-place sur cette patinoire ne nous soumettra pas au roulis. Pour diminuer le roulis résiduel (il y a quand même une légère houle sur la patinoire) on met en place l’ancre flottante lestée d’une chaîne de 8 mètres, le tout pendant au niveau de la plus grande largeur du bateau. Ça fonctionne moyennement mais l’effet semble tout de même positif ! On profite de ce calme ultra-plat pour amener le génois sur le pont (pour les mêmes raisons que la GV et la bôme) et élaborer notre stratégie, pour finalement, une fois les fichiers météo téléchargés, décider de repartir au moteur et aller chercher le souffle d’Eole quelques dizaines de milles plus loin.
C’est finalement Boris (soutien technique et moral de luxe) qui nous décidera à mettre en place une longueur de chaîne en lieu et place de nos bas-haubans tribord. L’installation fut bien plus simple qu’on ne l’avait imaginée, aux dernières lueurs du jour. L’effet est impressionnant : le mât bouge encore moins, les bruits insupportables pour les nerfs sont largement amoindris, c’est presque comme avec les haubans normaux ! On y croit à nouveau, avec notre hauban en chaîne, on irait au bout du monde… Heureusement qu’on l’a installé à ce moment, car à partir de là la mer et le vent se sont révélés bien moins coopératifs !
Comme prévu, le réservoir étant à sec de gasoil au bout de 6h, le moteur aspire de l’air, il faut transvaser des jerrycans de gasoil dans le réservoir (ça se fait bien mais il y a forcément un moment où quelques giclées de gasoil récalcitrantes échouent sur un T-shirt). On en profite pour repartir à la voile, étant sortis de la zone de calmes qui semblait vouloir le rester pour quelques jours encore d’après les GRIB. Le vent vient du Sud, force 2, et avec si peu de vent et notre nouveau hauban en chaîne on n’hésite pas à naviguer bâbord amures, même si c’est avec le quart de la toile qu’on mettrait d’habitude.
S’ensuivent quelques journées « paisibles », si on oublie les bruits – atténués certes mais toujours présents – du gréement et le stress de l’équipage qui n’a qu’une hâte : arriver. Les calculs de consommation de Dédé le XUD sont faits et refaits (autour de 2.5 L/h en fonction du régime moteur), mais tant qu’on peut avancer à la voile à une vitesse correcte vers notre but, on continue sans mettre Dédé à contribution. A un peu moins de 300 milles de l’arrivée, le vent forcit brutalement à force 6 à 7, et surtout la mer se lève : des vagues très courtes et très creuses déferlent sans arrêt. Elles couchent Schnaps une fois sur tribord, le bruit est effroyable de l’intérieur, mais le mât s’accroche et reste en place. Une deuxième fois, et on décide de prendre la barre à la main pour gérer l’arrivée des vagues et placer le bateau correctement lorsqu’elles arrivent. Elles arrivent de n’importe où, et il n’est pas rare, après avoir mis le bateau quasiment plein Sud-Ouest pour négocier une vague de Nord-Est, de voir surgir un mur d’eau qui arrive du Sud-Est, soit plein travers. Les plus grosses doivent faire 5-6 m, avec une moyenne à 4 m, mais c’est surtout leur très faible longueur d’onde qui impressionne : 2 à 3 fois la longueur du bateau. Les crêtes se transforment en rouleaux qui viennent exploser sur la jupe et s’inviter jusque dans le cockpit. On est à ce moment sous tourmentin, et on avance à presque 4 nœuds. On voulait aller chercher du vent, nous voilà servis, mais on se serait bien passé de cette mer là …
Ça se calme enfin un peu, et comme le vent devrait tourner au Nord-Nord-Est d’ici les prochaines heures, on remonte un peu au Nord pour pouvoir se maintenir au portant le plus longtemps possible. Il reste moins de 200 milles avant les Gambier, soit moins de 3 jours à notre vitesse limitée, mais ça nous paraît interminable, même si on vient de faire 20 fois plus de distance. Nous mettons le cap sur l’extrémité Nord de l’archipel, pour pouvoir avoir le vent avec nous lors de l’approche finale … jusqu’à ce qu’on s’aperçoive, lors d’une inspection aux jumelles depuis le pont, que le bas-hauban arrière tribord est en train, lui aussi, de se détoronner au niveau de son sertissage côté mât. Et m…. ! Nous qui comptions faire du travers tribord amures pour la dernière ligne droite, ça ne va même pas être possible, ou alors au prix de risques qu’on n’est, après 4 semaines de tension, pas du tout prêts à prendre. Ce serait trop bête de tout perdre à quelques dizaines de milles de l’arrivée.
Dans notre malheur, on a de la chance : il reste moins de 125 milles à parcourir jusqu’à Rikitea, 110 jusqu’à l’entrée du lagon (l’entrée Sud-Est, la plus proche, du coup). Et il nous reste 150 L de gasoil à bord, auxquels on peut éventuellement ajouter 20 L d’essence et 20 L d’huile moteur (une fois mélangés à au moins 40 L de gasoil). Ce qui nous fait autour de 300 milles d’autonomie. Vu le petit coup de Nord qui se prépare pour demain, la décision est vite prise : pour minimiser les risques, il faut se mettre à l’abri le plus rapidement possible. On garde le tourmentin, et Dédé est mis à contribution entre 1600 et 1800 tr/min en fonction du vent, afin de maintenir une vitesse à peu près constante de 4.5 nœuds, ce qui nous fait entrer dans le lagon le lendemain au lever du jour.
Pendant ce temps, on prépare l’arrivée : alignements, relèvements, tout est bon pour passer entre les récifs et autres haut-fonds du lagon des Gambier : on prévoit d’arriver par la passe Sud-Est (on aurait préféré la passe Nord-Ouest qui aurait été plus confortable mais le vent nous pousse au Sud), mais les instructions nautiques nous font faire un énorme détour. Par 25 nœuds de face, on prend un raccourci tout aussi sûr (la profondeur de la passe est équivalente mais elle est un peu plus étroite, et avec le vent et la mer de Nord-Nord-Est pas de risque que ça déferle) et on se retrouve dans le lagon. Bastien le tourmentin est affalé et commence alors une longue remontée au moteur : à 2000 tr/min, on ne progresse qu’à 2.5 nœuds dans le fort clapot qu’on ne s’attendait pas à trouver ici, à l’abri de la barrière de corail et des îles. C’est peut-être le pire moment pour le mât, car régulièrement le bateau tape dans une vague plus grosse que les autres, mais ça tient. De toutes façons on n’a pas le choix, il faut rejoindre Rikitea, plus que quelques milles à tenir. Le temps de constater que la carte électronique et le GPS sont très fiables et nous voici dans le seuil d’Aukena, étroite passe qui mène à l’entrée du sinueux chenal de Rikitea qui slalome entre les récifs. Plus qu’à trouver un endroit où jeter l’ancre, 15 m de fond, les 50 m de chaîne sont à l’eau, c’est enfin fini. Tomtom, allongé sur le roof, ouvre les yeux : le mât est toujours là.
Ce n’est que quelques heures plus tard, lors de notre première balade à terre, qu’on se rend compte du stress accumulé pendant 4 semaines. Juste le bruit du vent dans les branches des arbres, et sinon le calme et la verdure le long des petits chemins … On va pouvoir se reposer, enfin, pour de vrai sans craindre que le mât ne nous tombe dessus. Et vu le vent qui souffle encore fort, on se dit qu’on a fait le bon choix, qu’on n’aurait pas fait les malins dehors, et tant pis pour les 40 L de gasoil brûlés pour accélerer dans la dernière ligne droite.
Comme d’habitude, petit bilan en chiffres :
– distance théorique (route prévue) : 4022.1 milles
– distance parcourue sur le fond : 4098.9 milles
– durée de la traversée : 44 j 04 h
– vitesse moyenne sur le fond : 3.87 nœuds
– plus grande distance parcourue en 24h : 175.4 milles (new record !!), au départ de Panama
– plus petite distance parcourue en 24h : 41.6 milles (new record aussi), en passant l’Equateur
– nombre de poissons pêchés : 2. Une bonite moyenne et une grosse dorade. C’était avant le début de l’avarie, après on a eu très moyennement envie de pêcher.
Petite séance remerciements, car on n’a pas fini cette traversée tous seuls et on doit un grand grand merci à plein de gens :
- le MRCC qui nous a suivis, envoyé des messages régulièrement, et tant mieux pour nous, n’a rien eu d’autre à faire
- Boris pour toutes les idées qu’il a sorties de son cerveau bien foutu, toutes les explications haubanesques qu’il nous a livrées, ainsi que pour tous les petits mots d’encouragement et d’avoir été là pour des parents inquiets
- nos parents, qui nous ont soutenus avec efficacité tout au long de cette période pas glop et que nous avons été très heureux de rassurer à la fin
- tous les amis et la famille, qui nous ont suivi de loin et dont on a lu les messages en arrivant dans une zone de wifi
- le mât qui a tenu la route jusqu’au bout malgré des conditions pas toujours faciles pour un mât handicapé
- les haubans restants qui sont toujours à bord et en état raisonnable
- le chocolat du bord qui s’est sacrifié pour nous encourager
- Galipette et Félicien, Hobbes, Girouette et Firmin pour les câlins tout doux quand l’autre est de quart et ne peut pas faire peluche pour dormir sereinement
- les copains qui ont commencé à chercher des fournisseurs et gréeurs pour réparer notre gréement tant qu’on était en mer et qu’on ne pouvait pas le faire
Allez, une petite pointe d’humour noir pour finir (Tomtom a vraiment cru lire ça en allumant son ordi portable quelques jours avant l’arrivée) :
Bravo à tout l’équipage ! Vous êtes trop forts !
Bravo à vous deux et aux peluches-calins! Ca fait beaucoup d’émotions!
J’espère que vous ne rencontrerez pas d’autres monstres.
Des bisous